Telle une fourmi dans une fourmilière, Serena traversait le domaine du Consortium avec automatisme, parmi les nombreux groupes d’étudiants. La jeune femme avait pour habitude de suivre les protocoles et participait à tous les cours dont elle était inscrite. Sa grand-mère, bien qu’elle ne portait aucun intérêt à sa petite fille, y veillait aussi, par respect envers le Consortium. Depuis trois ans maintenant, Serena connaissait les allées par cœur. Elle pourrait presque s’y déplacer les yeux fermés si elle le souhaitait. Plus particulièrement, elle tenait à avoir en connaissance les coins les moins fréquentés du domaine afin d’y arrêter pendant les temps de pause. La plupart du temps, elle y était seule et elle gribouillait sur ses carnets de dessins, et plus rarement, elle rejoignait une amie à la personnalité similaire à la sienne. La personne la plus proche d’elle.

Quittant la cour intérieure, Serena regagna le parc d’un pas élancé, les yeux rivés sur son téléphone. Elle pianotait un message à destination de son père qui l’ignora certainement. La simple vision d’un “vu” suffisait à Serena de s’assurer que son père était toujours à portée de communication et surtout, encore en vie.

Serena ne leva son nez que lorsqu’elle entendit la voix d’un homme, trop proche pour qu’il ne s’adresse pas à elle. Le second oui toi, lui permit d’être certaine qu’elle était bien son interlocutrice et elle recula d’un pas en le voyant s’approcher davantage. Elle l’observait, les sourcils froncés de méfiance, rechercher quelque chose dans ses poches. Elle tentait de mettre un nom sur ce visage, au mieux un âge ou un cours qu’ils auraient eu en commun, mais rien ne lui venait.

Entre les hésitations du jeune homme et le ton de sa voix qui manquait de clarté, elle préféra prendre en main la feuille froissée de l’inconnu pour tenter d’y lire des lignes plus compréhensibles que ce bredouillage qui n’avait rien de compréhensible pour ses oreilles italiennes. De ce qu’elle comprit, il recherchait la classe des enseignements généraux et était… perdu. Elle posa ses yeux sur lui, toujours avec incompréhension. Un grand garçon comme lui était perdu ? N’avait-il jamais pris le temps de venir au Consortium ?

J’y vais aussi. Finit-elle par répondre en lui rendant sa feuille. T’as qu’à me suivre. Elle n’attendit pas son verdict pour continuer son chemin, tu as des plans sur la plupart des murs tra l’altro*, ajouta Serena en se retournant de trois quart vers l’autre étudiant. Par la suite, elle l’ignora et elle s’installa dans la salle - dans laquelle on y retrouvait déjà quelques personnes - à sa place habituelle, au rang le plus au milieu de la pièce.

*Expression équivalent à "au fait" ou "en plus" ou "d'ailleurs". Ici, de façon un peu condescendante.

La tête penchée au-dessus de son épaule, Serena observait du coin de l’œil le jeune homme qu’elle venait d’aider. Il lui donnait l’impression d’un chiot qu’on aurait délaissé parmi une portée de louveteau tandis qu’aucun étudiant ne lui apportait une quelconque importance. Ils circulaient dans les rangées, l’esquivaient s’ils en avaient besoin et s’installaient sans couper leur conversation.

Serena jugea qu’elle avait été assez témoin des hésitations du nouveau. Craignant d’attirer son regard, elle détourna les yeux et profita de ses derniers instants de répit pour lire un message qu’elle venait de recevoir. Ce n’était pas une réponse de son père, mais une plainte de son employeur. L’un de ses clients avait vu apparaître des cicatrices sur son corps après avoir passé une soirée avec la jeune femme. Elle soupira, indifférente et feignit l’idiotie dans sa réponse.

Celui qui n’avait pas besoin de jouer l’imbécile se décida finalement à dévaler les marches de l’amphithéâtre pour s’installer aux côtés de Serena, sans même lui demander son autorisation. Il s’était approché bruyamment ce qui avait laissé le temps à la jeune femme de l’appréhender. Serena Colucci, dit-elle en l’observant s’avachir sur la chaise. Enchantée. Elle ne prit pas la peine de paraître sincère. Plus vite il comprenait qu’elle ne désirait ni être sa camarade de classe ni son amie, plus vite il se lasserait d’elle. Enseignements généraux… elle déposa un carnet devant elle. Nous avons un cours d’Art aujourd’hui. Serena releva ses prunelles vertes vers celles de Blake et ajouta : tu t’en préoccupes bien tard.

Mieux vaut tard que jamais ? Répéta Serena en riant jaune. C’était une façon de voir les choses. Une vision bien différente de celle de Serena qui s’était inscrite dès lors que la magie s’était offerte à elle. Sa grand-mère s’était montrée convaincante, alors même qu’elle ne partageait aucun lien relationnel. Le Consortium avait permis - et permettait toujours - à Serena de s’échapper de son quotidien violent et imprévisible, pour quelque chose de plus stable et studieux. Cependant, le naturel revenait toujours au galop et elle était incapable d’échapper à son quotidien. Depuis la découverte de sa magie, elle y ajoutait seulement un soupçon d’hématomancie… afin d’égayer le tout.

Le changement d’attitude de Blake et son ton de voix plus grave la fit doucement rire. Pauvre garçon. Avec un peu d’assiduité, tu t’y feras. C’était plutôt antipathique, mais Serena avait eu droit au même traitement. Elle s’était retrouvée au Consortium, sans même quelqu’un pour la guider jusqu’au prochain cours, en n’ayant que les détails apportés par sa grand-mère. Tout le reste n’avait été que nouveauté. Mais, tu sais que le Consortium est obligatoire…? Demanda-t-elle, alors qu’elle était persuadée que les premiers signes de magie avaient lieu vers dix-sept ou dix-huit ans.

L’arrivée du professeur coupa court à la conversation et Serena se mit à la page correspondant au cours d’aujourd’hui. Avec un peu de chance, les oeuvres du jour ne seront pas Italiennes et la jeune femme aura la paix. L'amphithéâtre accueillant toujours des élèves de cultures et nationalités différentes, le professeur en profitait parfois pour les interroger. Même si Serena adorait les cours d’Art, elle aimait davantage n’être qu’une spectatrice.

Le destin avait de l'humour. La journée avait pourtant bien commencé, la matinée s’était déroulée sans accroc, dans le calme. Séréna avait suivi sa routine habituelle, sans chercher à la casser et à sortir de sa zone de confort, mais il avait fallu que parmi la centaine d’étudiants présents dans la cour vingt minutes plus tôt, ce soit elle que Blake interpella. Comme par un heureux hasard, ils participaient au même cours, à la même heure. C’était sans surprise que le jeune homme s’était alors installé à côté de son unique repère. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais le destin continua de s’amuser. Le professeur, sourire aux lèvres - visiblement fier de ses sujets - décida de faire travailler les étudiants en binôme.

A l’instant même où les consignes furent données, les pupilles de Séréna s’accrochèrent à celles rieuses de Blake. Elle l’observa jouer la comédie, la supplier et l’idée de lui demander de l’implorer à genoux la fit sourire. Finalement, il força le destin, décidant sans attendre l’autorisation et oublia - à moins qu’il ne l’ait pas écouté - son nom de famille qu’elle lui avait pourtant donné. Elle ne s’en formalisa pas et poussa un soupir. Colucci. Elle lui re-précisa dans un murmure, tandis que le professeur notait déjà leur nom sur son carnet. Oui, tant que tu ne me laisses pas tout faire toute seule. Et qu’il arrêtait de couiner.

Les binômes étant tous trouvés, le professeur déposa un sujet par table. Représentation surnaturelle dans l’art du Moyen-Âge à la Renaissance, annonça-t-il en passant à côté de celle de Séréna et Blake, tandis que les autres étudiants avaient droit à différentes époques. Le sujet était vaste et la jeune italienne lut les consignes en diagonale. Bene… j’espère que ta rentrée te plaît, Blake. Dit-elle avec ironie. Dimi, tu t’y connais en Art ?

A peine la question était posée, qu’elle était déjà regrettée. Séréna avait souhaité lui laisser une chance, bien que l’image qu’il renvoyait de lui était à l’exact opposé de l’image des artistes qu’elle avait en tête. Seulement, voilà, le regard de Blake était aussi vide que le néant lui-même. Un silence s’était installé entre eux. Pas un silence gênant, mais un silence qui en disait long sur la réponse qu’il allait lui apporter. Il réfléchissait, comme s’il essayait de se sortir de cette situation dans laquelle il s’était lui-même engouffré, pour au final, continuer de jouer à l’idiot. Il parlait, perdait du temps, retardant le “non”, plus expéditif. Séréna observait ses gestes exagérés et lui concéda ce qui s'apparentait le plus à un sourire lorsqu’il se mit à pouffer.

Jamais elle n’aurait parié sur son sens de l’observation au vu de son égarement dans le Consortium, malgré les indications, alors, comment croire en ces mots ? Heureusement, cela n’avait pas trop d’impact, ils n’étaient pas en train de risquer leur vie, juste en train de préparer un travail de groupe qu’elle pourrait faire seule, même si elle aurait préféré quelqu’un de plus… cultivé que lui. Ne venait-il pas d’inventer une œuvre, au hasard, mélangeant les folklores entre eux ? Charmant, tout autant que Blake.

Méfies-toi que je n’envoie pas mes amis inquisitori chez toi. Dit-elle en récupérant le sujet. Ici, l’art est peint, sculpté, voire gravé, Blake. Mais si ton œuvre avait réellement existé, à l’époque, l'artiste aurait trouvé un moyen de les immobiliser. Ils auraient fini pétrifié et décapité. Séréna haussa les épaules, indifférente. On ne peut pas faire plus vampire qu’un vampire affamé. L’art faisait ressentir des émotions, des sentiments. Le public aimait les frissons, l’adrénaline, les sensations fortes. Le succès des films d’horreur et des documentaires sur les tueurs en série en était la preuve. Je suppose.

Sans même le vouloir, Serena venait de toucher un sujet sensible chez Blake qui déformait ses maigres propos pour les prendre trop personnellement. Surprise par le crissement des pieds de la chaise sur le sol, elle s’éloigna, les sourcils froncés d’incompréhension. Elle l’observait, lui et ses gestes nerveux, sans saisir la raison de son sérieux soudain. Son visage s’était refermé, son ton de voix était différent… où était passé l’idiot à qui elle s’adressait, il y a de ça à peine deux minutes ? La jeune femme aurait souhaité l’arrêter, parce qu’il sur-réagissait sur du vent, mais il ne s'arrêtait plus, les pupilles sombres rivées vers les différentes représentations. Serena resta silencieuse un instant, son regard alternant entre les vampires, lycans, sirènes, sorcières, et Blake.

Je ne nie pas que ça existe. Sinon, le Consortium n’existerait pas, sa magie n’existerait pas et sa mère serait toujours en vie. Je dis que l'œuvre, cette peinture-là, dit-elle en se rapprochant de nouveau, le doigt posé sur l’une des feuilles données par le professeur, n’existe pas. Aucun artiste ne l’a peinte. Ce n’était là qu’un essai imaginé par l’intervenant. Un brouillon parmi tant d’autres pour aider, ou non, les étudiants dans le cas où ils manquaient de référence. Comment Blake avait-il pu comprendre qu’elle parlait du vampire ou des autres “créatures” ? Je ne crois pas avoir manqué de clarté. Et même si son anglais n’était pas parfait, elle était certaine de ne pas avoir fait d’erreur. Mon but n’était pas de te mettre dans cet état. Partagé entre la nervosité et le dégoût.

Mais… si on se recentre sur l’époque qu’on est en train d’étudier… parce qu’ils n’étaient pas là pour débattre, mais bien travailler sur un sujet exigé par le professeur, l’Église Catholique contrôlait les sociétés et les hérétiques étaient bannis ou tués. Même les innocents ou les malades pouvaient être punis. Ce n’était pas leur but de représenter la vérité, mais l’avaient-ils seulement connue un jour ? Leur but était de faire respecter leurs lois. Elle récupéra un stylo ainsi qu’une feuille vierge pour prendre quelques notes. Tu as dit des choses intéressantes pour le devoir… expliqua Serena à demi-voix avant de se redresser. Est-ce que… finalement, si l’art n’était pas son point fort, il semblait s’y connaître en vampires ou en lycans. Tu aimerais qu’on imagine une représentation plus réaliste afin de la confronter à celles qui nous sont données ? Son regard interrogateur était posé sur Blake. Pour la dernière consigne, précisa-t-elle pour être certaine d’être comprise.

Les réactions de Blake n’avaient que très peu de sens aux yeux de Serena. Elle l’observait s’agacer tout seul, soupirer et grogner des mots quasi incompréhensibles. La jeune femme se gardait de faire tout commentaire. Elle supposait qu’il avait ses propres problèmes et, bien que cela attisait sa curiosité, elle estimait que ce n’était pas ses affaires. Si Blake voulait s’énerver, insulter les autres élèves ou le professeur, il faisait ce qu’il voulait. Tant qu’il ne la visait pas à tort.

Mais finalement, il finit par se calmer. Peut-être parce que le quiproquo était levé. Peut-être parce qu’elle l’avait recentré sur le travail. Serena n’en savait rien, mais elle remarqua que son regard avait de nouveau changé. Oui. C’est bien ce qu’elle avait demandé, une représentation plus réelle. Il souriait maintenant. Ses idées étaient-elles si farfelues ? Il se décrivait comme pas assez doué, alors qu’il s’était offusqué face à des peintures qu’il jugeait fausses et exagérées ; n’était-ce pas là une preuve qu’il se sous-estimait ? Je prends le risque, dit-elle en prenant un crayon à papier à la main ainsi qu’une feuille blanche. Au pire des cas, elle se disait qu'elle aurait droit à une description de Jacob Black. Alors, Blake, que te dit ton imagination ?

Mais qu’avait-elle pu dire de si comique pour que Blake s’affiche avec un tel sourire aux lèvres ? Serena le laissait diminuer la distance entre eux et s’amuser de la situation, tandis qu’elle restait silencieuse, immobile, le regard néanmoins intrigué par son comportement. Autour d’eux, l’air semblait se charger d’une tension tout juste palpable, mais suffisante pour augmenter le rythme cardiaque de Serena qui sentait son cœur battre plus fortement dans le creux de sa poitrine. Cependant, elle ne cilla pas. Son attachement envers l’art l’aidait à rester concentrée sur le travail à réaliser. En guise de réponse à sa question, elle haussa les épaules, lui laissant le choix du sujet qu’il souhaitait aborder. Elle était simplement partie du constat qu’il s’était davantage offusqué sur la représentation des lycans et qu’ils allaient donc devenir le fondement de leur devoir.

L’ambiguïté des mots employés par Blake arracha un sourire en coin à Serena qui détourna le regard un instant, baissant sa garde. Lui qui prétendait ne pas être doué affichait désormais une confiance totale en lui. Son nouveau camarade ne manquait pas de singularité, il changeait de comportement en un battement de cil. Cela le rendait aussi intéressant que douteux face à l’italienne méfiante.

Comme si leur proximité actuelle ne suffisait pas, Blake s’approcha de nouveau jusqu’à frôler son épaule. Les mots chuchotés ainsi à son oreille glissèrent sur sa peau, faisant hérisser ses poils, prise d’une certaine nervosité. Serena inspira lentement, comme pour éviter d’attirer l’attention d’un prédateur prêt à sauter à la gorge de sa proie. Il se jouait d’elle. Il était le chat et, elle, la souris. Ces sensations étaient familières pour la jeune femme, elle se jetait dans la gueule du loup dès lors qu’elle en avait l’occasion.

Serena inclina légèrement son visage, pour confronter les pupilles sombres de Blake. Si tu t’en sens capable, alors, avec plaisir. Leur proximité ajoutait une dose supplémentaire d’intensité à leur échange. Puis, sur un ton provocateur, elle ajouta : Fais-moi frissonner.

Surprise par les gestes brusques de Blake, Serena sursauta. Le crissement de la chaise contre le parquet attira tous les regards sur eux, tandis que l’intensité des bavardages diminua, tous curieux de connaître la raison de ce soudain rapprochement entre l’italienne invisible et le nouvel élève aux allures de Shane Gray - ou de n’importe quel Jason. Sans détourner le regard, la jeune femme leva le nez vers Blake qui la dominait de par sa taille et sa prestance.

Au fur et à mesure qu’il s’exprimait, qu’il l’effleurait, la respiration de Serena se faisait plus courte. A la vue du mouvement de la pomme d’Adam de Blake, elle déglutit instinctivement, son regard se détournant vers sa clavicule et un quelconque signe d’une fine musculation. Toujours pour appuyer les propos du jeune homme, elle releva les yeux pour croiser les pupilles sombres et dilatées de Blake. Elle s’approcha, attirée par sa voix chaude mais quasi inaudible. Elle cherchait, sans réellement rechercher des réponses, un quelconque signe de détresse ou de lutte interne.

Finalement, aussi vite que la tension entre eux s’était installée, elle s’estompa, brisée par un nouveau changement de comportement de la part de Blake. Tu t’y connais bien plus que tu ne veux me le faire croire, murmura Serena sans changer de position. Certains points de son discours pouvaient bien être inventés de toutes pièces par son imagination, mais d’autres étaient bien trop précis pour l’être. Je suppose que tu parles d’un “ami”, ajouta-t-elle sur un ton narquois, la tête légèrement inclinée sur le côté. Oublie les vampires. Elle les imaginait prévisibles et assoiffés de sang. Rien de frissonnant. Tu me satisfait déjà. Dans le cadre de ses explications sur les lycans, évidemment.